Quel avenir pour la ville de Diyarbakır ?

Créé le mercredi 25 mai 2016 01:55
 
 
 

Autre point de vue


Quel avenir pour la ville de Diyarbakır ?
Martine Assénat

 

 
Martine Assénat

Maître de conférences d’histoire romaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier III

Suite à la nationalisation par l'état turc le 21 mars 2016, du quartier de Sur, centre historique de Diyabakir, Martine Assénat, Maître de conférences à l’Université de Montpellier,  rappelle son importance patrimoniale et explique pourquoi il est absolument capital de conserver aujourd’hui l’alignement « originel » de ses vieilles rues dont le tissu actuel se relève être une source majeure pour la compréhension de l’histoire romaine et byzantine, mais également pour l’étude de la ville médiévale et ottomane de ce site intra-muros exceptionnel. Elle dresse également une liste non exhaustive des lieux et monuments détruits ou détériorés lors des affrontements entre l’armée turque et des partisans du mouvement kurde à l’automne 2015, notamment l’église catholique arménienne située dans le quartier de Hasırlı et la mosquée Sheikh Muhattar avec son minaret à quatre piliers. Enfin, elle s’interroge sur l’avenir de cette partie de la ville de Diyarbakır dont 82% des parcelles pourrait vraisemblablement être expropriées et transformées en propriété publique ― provoquant l’exode des populations locales et la possible érection d’un nouveau « Diyarbakırland » au centre-ville gentrifié et défiguré à jamais.

Sur, la cité intra-muros de Diyarbakır, sera-t-elle une ville neuve du XXIème siècle : en deux mots une « nouvelle Tolède » ? Ou bien sera-t-elle une ville inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO détruite dans le conflit qui embrase le Moyen-Orient : une nouvelle Palmyre ?

À l’automne 2015 débutait dans plusieurs villes de l’est de la Turquie un conflit armé opposant des partisans du mouvement kurde ayant proclamé l’autogestion (özyönetim) aux forces turques de sécurité. De violents affrontements ont laissé un bilan humain extrêmement lourd dont la qualification des victimes reste très controversée : selon la révolte kurde, depuis le 2 décembre 2015, plus de 70 membres des forces de l’ordre (soldats, policiers, protecteurs de village) et plus de 250 civils ont été tués, selon la police ce sont plus de 270 « terroristes » et quelques civils qui ont succombé.

C’est dans ce contexte que des opérations à l’arme lourde ont considérablement endommagé des monuments historiques dans Sur. Or Sur n’est pas un lieu comme les autres. On désigne ainsi le rempart remarquable de la ville qui vient d’être classé à l’UNESCO, long de plus de cinq kilomètres, qui a fait l’objet de tant de descriptions de voyageurs depuis le Moyen Âge, et la ville qu’il délimite, le centre-ville de Diyarbakır l’Amedu des Annales Royales Assyriennes, l’Amida hellénistico-romaine occupée sans interruption depuis ses origines lointaines, et qui constitue un site majeur pour toute l’histoire de la haute-Mésopotamie. Classée « site archéologique urbain » depuis 1988, Sur constitue désormais la zone tampon du site UNESCO dans une configuration particulière puisqu’encerclée par un bien de nature linéaire, la muraille byzantine, elle fait partie intégrante de l’histoire de ce monument et en contient même l’explication. Avant le conflit, la mise en valeur de nombreux monuments du centre-ville, comme la restauration de maisons patriciennes, était une tâche à laquelle s’attelaient les pouvoirs publics ― Ministère de la Culture et du Tourisme et Mairie Métropole de Diyarbakır ― selon des programmes bien distincts : tandis que la représentation étatique favorisait la restauration d’édifices religieux islamiques, la municipalité kurde préférait mettre en exergue le caractère multiculturel et multiconfessionnel du bâti urbain.

Selon un rapport récent de la Mairie métropolitaine de Diyarbakır, les combats ont gravement détérioré l’église catholique arménienne située dans le quartier de Hasırlı dans le quart sud-est de la ville, la mosquée de Kursunlu, la mosquée Sheikh Muhattar avec son minaret à quatre piliers – les murs de l’édifice ayant été partiellement détruits pour faciliter l’entrée de véhicules blindés dans la rue – les magasins classés historiques situés dans la rue Yeni Kapı ainsi que le Hamam Paşa, incendié. Sont également à porter sur la liste des constructions affectées, des exemples d’architecture civile traditionnelle, comme la bâtisse qui avait été transformée en Maison et Musée Mehmed Uzun ou encore une rue couverte qui représentait jusque-là l’un des rares exemples de tissu traditionnel urbain de Diyarbakır.

Interpellé sur la question des dommages subis par le patrimoine, le Premier ministre A. Davutoğlu a répondu que Diyarbakır serait une « nouvelle Tolède », faisant allusion à la victoire franquiste sur les insurgés républicains espagnols et à la reconstruction de l’Alcazar. Et peu après la levée du couvre-feu, Sur était confisquée par un décret du Conseil des ministres signé par le président R.T Erdoğan, le 21 mars 2016, jour de Newroz. En réalité on ne sait pas grand-chose des intentions de l’État et ceci constitue une difficulté réelle dans l’élaboration des échanges, si tant est que ceux-ci soient souhaités, entre les différents acteurs en présence : municipalité, administrés, acteurs du patrimoine.

Ce décret prévoit l’expropriation pour 6292 des 7714 parcelles disponibles dans Sur en se fondant sur la loi n° 2942 relative à l’expropriation, soit 82% des parcelles. Les 18% de parcelles restantes appartenant déjà au TOKI (office du logement collectif) ou au trésor public cela signifie que la totalité des biens sera transformée en propriété publique1.

Cette mesure radicale, aux proportions proprement extraordinaires, correspond à un acte d’exception et est assortie, sur place, du blocage de la quasi-totalité des quartiers est de la ville et de l’isolement des quartiers ouest des autres districts de la métropole. Une multitude de petits check-points renforcés de barricades de sacs de sable ou bien des blocs de béton condamnent totalement l’accès aux rues situées à l’est de la porte du Saray, du Han Hasan Paşa et à partir de la rue Yeni Kapı jusqu’à la porte de Mardin, toutes les rues situées à l’est de la Gazi Caddesi. La porte de Mardin est elle-même condamnée tandis que tous les points de passage ménagés dans la muraille entre Sur et le quartier de Ben-U-Sen sont fermés et que seules fonctionnent les portes d’Urfa, de Çift Kapı et de Dağ Kapı où la circulation est néanmoins filtrée par des barrages de police. Des quartiers tenus au secret, seuls transitent les nombreux camions-bennes chargés de déblais

Les rues accessibles sont vidées des jeux bruyants des ribambelles d’enfants et des allers-venues paisibles des gens ordinaires, tandis que des drapeaux turcs nouvellement apparus et autres graffitis nationalistes se déploient en tous lieux.

De telles conditions favorisent la formulation de toutes les hypothèses sur l’avenir de la vieille cité, tandis que circulent sur Internet les photographies d’une ville dévastée : Sur va être rasée et le marché de la reconstruction sera donné au TOKI ; la nouvelle ville pourrait être repeuplée de réfugiés syriens ; seuls les gecekondu seront démolis pour mettre en valeur le bâti historique… Dans tous les cas de figure la société Diyarbakıriote intra-muros disparaîtra pour laisser place, au mieux, à un centre-ville « gentrifié » dans un Diyarbakırland.


Alors, Sur sera-t-elle une nouvelle Palmyre ? Le 4 juillet 2015 les murailles de Diyarbakır et le paysage culturel des Jardins de l’Hevsel étaient classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est pourquoi, durant les conflits, des rapports ont été préparés par un groupe d’experts du KUDEP (Unité de protection, de développement et de contrôle) et ont été soumis au ministère de la Culture et du Tourisme de Turquie très impliqué notamment financièrement dans l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture, mais également à la Commission nationale turque pour l’UNESCO, à la Commission nationale turque pour l’ICOMOS, à la Commission nationale turque pour l’ICORP.

Il a été rappelé que la gestion du site tombait sous la protection d’une série de chartes internationales dont la Turquie est signataire comme la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’UNESCO (2001), la Convention de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (Paris, 2003), la Convention relative à la protection du patrimoine culturel et naturel mondial (Paris, 1972), la Convention pour la protection de la propriété culturelle en cas de conflit armé (La Haye, 1954), la Charte de Venise (1964) et la Déclaration d’Amsterdam (1975) ainsi que sous celle de l’acte n°2863 de la Constitution turque intitulé : « Protection du patrimoine culturel et naturel ».

Des voix pacifistes appelant au cessez-le-feu se sont également élevées disant que les murailles de Diyarbakır et les jardins de l’Hevsel venaient d’être classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le 28 novembre 2015, en un funeste présage, alors qu’il donnait une conférence de presse en ce sens devant un des monuments endommagés, Tahir Elçi, bâtonnier du barreau de Diyarbakır était assassiné.

Pour une grille de lecture historique de Sur

Nous voudrions revenir sur l’importance historique du centre-ville de Diyarbakır et expliquer pourquoi il est absolument capital de conserver aujourd’hui l’alignement « originel » des vieilles rues de Sur. Dans une série d’articles2 publiés dans Anatolia Antiqua il a été montré que le tissu actuel des rues de la ville était une source majeure pour la compréhension de l’histoire romaine et byzantine du site intra-muros. Selon un mécanisme assez bien connu en effet, de nombreuses villes d’origines hellénistique et/ou romaine ont conservé dans le réseau contemporain de leur trame urbaine le souvenir d’anciens aménagements de l’espace. Chacun des alignements constitués par la succession des façades de maisons, des rues, des rangées d’arbres, et de tout ce que comporte le paysage urbain a été le garant de ces pérennités remarquables.

L’observation et l’analyse de ces différents plans parcellaires ont été décisives pour comprendre les étapes anciennes de l’évolution de la ville romaine et, partant, pour affiner les propositions de datation des murailles. De même le tissu urbain conserve des anomalies parcellaires qui sont les reflets fragiles de l’antique splendeur architecturale d’Amida. Ainsi, dans le quartier de Dabanoğlu, l’étude du parcellaire a permis de repérer une empreinte identifiée à celle d’un théâtre antique. La différence de l’orientation générale des rues dans l’est et dans l’ouest de la cité a permis de mieux comprendre le plan de la Ulu Cami, de proposer de reconnaître la présence d’un forum romain à cet endroit et de replacer la construction de la façade ouest de l’édifice dans son contexte romano-byzantin. D’autres anomalies ont été repérées et permettent de faire des hypothèses importantes relatives à la restitution de la topographie antique de la ville, tandis que les nombreuses mentions de monuments anciens consignées dans les textes syriaques doivent être confrontées à l’étude de ce même tissu urbain. Cette stabilité parcellaire est le fil d’Ariane qui permet d’écrire l’histoire urbaine et topographique d’Amida/Diyarbakır, car la plupart des bâtiments publics ou religieux, l’habitat populaire ou patricien, qui fondent l’épaisseur historique de la ville forment l’écheveau de ces rues. On recense au total pas moins de 595 édifices historiques dont 147 peuvent être classés comme monuments et les 448 autres comme des exemples remarquables d’architecture civile.

La rue de la Yeni Kapı par exemple est jalonnée de bâtiments riches d’histoire parce qu’elle fut autrefois un decumanus de la vieille ville et c’est ce statut même qui explique leur présence : la mosquée Sheikh Muhattar et son minaret à quatre pieds, l’église Surp Giragos, l’église chaldéenne et une synagogue se sont ainsi partagé une localisation prestigieuse sur cet axe parce qu’il avait été institué comme majeur par le plan romain.

Ce plan parcellaire est tout aussi important pour l’étude de la ville médiévale et ottomane. Les sources historiques mentionnent également pour les périodes postérieures à l’Antiquité toute une série de monuments toujours en place ou disparus. Il est ainsi possible de restituer dans Sur le tracé de l’ancien aqueduc de Suleyman Paşa, mais ce n’est qu’un exemple.

On comprend ainsi qu’il est essentiel de préserver l’intégrité du parcellaire du centre-ville et que toute forme d’altération de ce parcellaire détruirait irrémédiablement des pages importantes de l’histoire de Sur. Or, le peu que l’on puisse savoir sur ce qui se passe dans Sur est extrêmement alarmant, comme cette photographie aérienne qui dévoile la disparition d’îlots entiers d’habitats et la destruction des alignements historiques de la rue de la Yeni Kapı.

La guerre civile à Diyarbakır a eu un coût humain et politique extrêmement lourd et aura sans doute des conséquences importantes sur le devenir de la ville. Avant-guerre, Diyarbakır était une ville renaissante. Son classement à l’UNESCO le 4 juillet 2015 couronnait une belle aventure rendue possible par le processus de paix qui avait permis de faire place au développement de politiques culturelles ambitieuses, même si les acteurs développaient des projets divergents. Après le déferlement, dans Sur, des réfugiés des années 90, et ses conséquences sur le bâti urbain3, le classement à l’UNESCO portait un vrai espoir de renouveau pour la ville et pour ses habitants. Des initiatives personnelles, ou souvent collectives, lui redonnaient lentement vie. Elles ont par exemple débouché sur la restauration de bâtiments traditionnels, comme la Diyarbakır Evi ou le Sülüklü Han, et leur ouverture au public pour partager des projets locaux et micro-économiques. Et c’est aussi cette ambiance, cet engouement collectif, qui a créé la « dynamique UNESO », et qui ont permis à Sur d’obtenir le classement du site. C’est pourquoi Sur doit rester elle-même.


1. Héritage culturel. Rapport d’évaluation des dommages dans la circonscription de Sur (Diyarbakır). Conséquence du conflit armé, Diyarbakır 30 mars 2016, rapport de la Municipalité Métropolitaine de Diyarbakır.

2. Voir en ligne Amida 1, Amida 2 et Amida 3 et les parties 4 et 5 dans les livraisons suivantes.

3. Pour un exemple antérieur du problème du logement à Diyarbakır.

Article paru le 3 mai 2016 sur le site DIPNOT de l'Institut Français des Etudes Anatoliennes.