Points de vues de Turquie, d'Arménie et de la Diaspora
Traduction intégrale en turc, arménien, anglais et français
Point de vue de Turquie
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Sait Çetinoglu
Historien turc
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Dans ce texte, Sait Çetinoglu traite de la situation de l'écrivain et intellectuel Sevan Nişanyan, victime de l’acharnement de l'État turc. Tout commence avec la parution d'un ouvrage, La Fausse République, où celui-ci critique les principes fondateurs de la République turque. Puis Nişanyan sera condamné et emprisonné pour construction illégale, cas de figure jusqu'alors inédit. Pour Çetinoglu, la situation de Sevan Nişanyan n'a rien à envier à celle des intellectuels arméniens déportés vers un grand inconnu, il y a un siècle de cela. Cet emprisonnement, aussi bien que le silence assourdissant qui s’en est suivi, tant en Turquie qu’en Arménie et au sein de la diaspora arménienne, s’expliquent assurément par le caractère hors norme et contestataire de cet intellectuel arménien de Turquie.
Avec Sevan, nous ne sommes ni des amis d’enfance, ni des camarades d’école, ni des gamins élevés dans le même quartier. Notre amitié remonte à peu, tant et si bien qu’un jour qu’Emrah Dönmez, qui travaille sur un documentaire consacré à Sevan, me posa la question et que je lui répondis que nous nous connaissions seulement depuis une poignée d’années, celui-ci crut bon d’annuler l’entretien prévu pour le lendemain — considérant probablement que cette amitié s’en trouvait dénuée d’intérêt — alors même que nous nous étions au même endroit, à quelques encablures l’un de l’autre. Mon amitié avec Sevan est plutôt récente, mais j’ai quand même la prétention de vous proposer ce texte qui lui est consacré. Il n’a pas été conçu pour faire honneur à Sevan. En songeant aux thèmes que j’allais aborder, je craignais précisément de finir par verser dans l’hommage, ce dont Sevan n’a aucun besoin. Cette crainte m’a accompagné tout au long de la rédaction de ce texte, mais il paraît bien difficile désormais de faire autrement, au vu de la situation et face à une personnalité aussi hors du commun que la sienne. Sevan est quelqu’un qui s’est toujours efforcé de donner le meilleur de soi et, ce faisant, se trouve pris dans des querelles d’une ampleur mémorable. On comprendra d’autant mieux l’affaire que l’on aura réalisé que Sevan se moque de savoir avec qui il ferraille, qu’il s’agisse d’un simple particulier ou de l’État lui-même.
« Dans toute société, on trouve des individus se consacrant à des tâches que d’aucuns considèrent comme démentes mais qui provoquent l’envie et l’admiration. Dans le cas contraire, c’est que cette société a perdu son âme ». Ainsi commence l’une des chroniques qui résume le mieux Sevan, qui souligne à quel point des gens comme Sevan sont nécessaires et irremplaçables. Je regrette que nous n’ayons pas su faire en sorte d’en multiplier le nombre. La suite du texte résume parfaitement le sort réservé à ceux-là : « D’un autre côté, la société s’approprie et se nourrit de la médiocrité, se garantissant par là contre la menace et l’attrait exercés par ceux qui s’opposent à elle. Ceux qui sortent du rang sont pareils à des accidentés de la route dont la personnalité propre s’efface au profit de l’évènement et du sensationnel. Aux yeux de la collectivité, ils n’existent qu’au moment de l’accident, puis les automobilistes poursuivent leur route comme si de rien n’était. » (1)
Voilà pourquoi, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, on se contente d’observer le silence sur ce qui se passe actuellement. À la question « qu’est-ce-que l’affaire Nişanyan ? », la réponse est multiple.
Un appel au pogrom vis à vis des Arméniens
En premier lieu, on a voulu punir Sevan Nişanyan en instrumentalisant la justice pour ce faire. On sait bien que « le droit est l’esclave du pouvoir » comme l’affirmait laconiquement Bakounine. Les différentes condamnations qui ont commencé à pleuvoir sur Nişanyan sont survenues après que celui-ci ait fait publier un ouvrage intitulé « La fausse République », critique généralisée des principes fondateurs de la République turque. Dans une chronique intitulée « Du devoir de lutter contre les crimes de haine » écrite en réaction aux polémiques sur les caricatures du Prophète [dans Charlie Hebdo en 2012, NdT], Nişanyan avait été condamné pour avoir écrit que « se moquer d’un chef arabe ayant proclamé il y a plusieurs siècles de cela qu’il communiquait avec Dieu et en a retiré des avantages politiques, financiers et sexuels ne constitue pas un crime de haine. C’est un simple test de la liberté d’expression, plus ou moins du niveau d’un enfant de maternelle ». La confirmation de sa condamnation tombe à ce moment-là. De même pour une autre chronique écrite à l’époque du mouvement Gezi, intitulée « Tout Premier ministre goûtera à la démission » [référence à la phrase coranique « Tout mortel goûtera à la mort », NdT]. « Tout mortel goûtera à la prison » se dit-on alors en haut lieu et Nişanyan d’être emprisonné après avoir vu sa peine confirmée le 2 janvier 2014. Pour l’affaire du Prophète, il sera condamné suite aux dénonciations et plaintes portées simultanément par 14 individus, de Trabzon à Istanbul en passant par Ordu et Antalya, par la 14ème chambre du Tribunal correctionnel d’Istanbul. On constate que les tribunaux correctionnels ont bel et bien été transformés en tribunaux spéciaux.
Au-delà de la décision du tribunal en tant que telle, les attendus de la décision sont édifiants du fait des passages qui désignent les Arméniens à la vindicte populaire : « Considérant que le prévenu a tourné en dérision le prophète de la religion majoritaire au sein de la population, qu’il a rabaissé, moqué et attenté aux sentiments que cette population nourrit à l’égard de son prophète et s’est exprimé d’une manière grossière outrepassant les limites du respect et de la liberté d’expression, ainsi qu’il a pu être constaté lors du plaidoyer de la défense ; que le prévenu et la communauté à laquelle il appartient, en provoquant et rabaissant les croyances religieuses majoritaires, ont encouragé publiquement la haine et l’inimitié en attirant sur eux la colère de la majorité de la population ; que, ce faisant, le prévenu n’usait pas du droit d’exprimer ses opinions, mais visait à encourager la haine et l’inimitié en heurtant les convictions religieuses des citoyens constituant la majeure partie de la population ; que le prévenu, ayant affirmé avoir exprimé ses opinions dans le cadre de la liberté d’expression, avait bien plutôt pour objectif de provoquer des conflits sociaux en sabotant la paix sociale et forçant les sentiments religieux par l’usage d’un langage habile et non de critiquer l’Islam et son prophète, d’où il suit que... »
Il n’est pas exagéré de dire que cette décision ressemblant à un communiqué de parti ultranationaliste n’a rien à envier aux tribunaux de l’Inquisition du point de vue du style ; elle constitue une attaque en règle, pire encore, un appel au pogrom vis-à-vis des Arméniens. Comme nous l’avons indiqué plus haut, le traitement que l’on fait subir à Sevan s’explique avant tout par la publication de son livre, où celui-ci s’emploie à balayer la philosophie de la fondation de la République en dévoilant la nature profonde du régime. Il n’était pas acceptable de voir les pères fondateurs remis en cause, a fortiori sous la plume d’un écrivain arménien contestataire. La réponse est venue rapidement, à l’initiative du Haut-commandement militaire : on a tout fait pour salir Sevan en faisant fuiter des informations complaisamment reprises par un journaliste star de la télévision et un journaliste malchanceux des informations parfaitement calibrées et présentées comme si elles dataient de la veille. Ainsi empêche-t-on du même coup les gens de lire l’ouvrage de Sevan, ainsi s’efforce-t-on de les tenir éloignés de la vérité.
La liberté d’expression et de pensée bafouées
Deuxième élément, l’affaire Sevan Nişanyan n’est pas une affaire de construction sans permis. La Turquie est le paradis des constructions illégales et cela n’a jamais valu de peine de prison ferme à quiconque, excepté Sevan. Des parlementaires du HDP et du CHP ont interrogé le garde des Sceaux à ce sujet, si bien que l’affaire est passée devant l’Assemblée. Lors d’une séance de questions en juillet 2015, la députée CHP d’Istanbul Selina Doğan a adressé la série de questions suivantes :
1. Combien de personnes sont passées devant la justice et ont été condamnées ces dix dernières années en application de l’article 65 alinéa B de la Loi n°2863 sur le patrimoine culturel et naturel ?
2. Combien de personnes ont vu leur peine de prison commuée en amende ?
3. Combien de personnes ont été emprisonnées en vertu de cet article ? Combien d’entre elles ont bénéficié d’aménagements de peine ?
4. Y-a-t-il actuellement des détenus autres que Sevan Nişanyan condamnés en vertu de cet article ?
Aucune de ces questions n’a obtenu de réponse.
La députée HDP d’Iğdır, Pervin Buldan, a également porté la question devant l’Assemblée en décembre 2014 en interrogeant Bekir Bozdağ, le Garde des sceaux de l’époque, sur le caractère illégal de la condamnation prononcée contre Nişanyan : « Sevan Nişanyan est connu pour son engagement en faveur de la protection et de la rénovation du patrimoine architectural traditionnel du village de Şirince, dans la circonscription de Selçuk, à Izmir. Il a néanmoins fait l’objet d’une enquête pour construction illégale dans une zone classée, à l’entrée du village de Şirince, laquelle a abouti à une condamnation à une peine d’emprisonnement de deux ans accompagnée d’une peine de 5000 jours-amende. Or il se trouve que l’article 65/b de la loi n°2863 invoqué pour condamner Sevan Nişanyan a été déclaré contraire à la Constitution par la Cour Constitutionnelle le 11 avril 2012 (saisine 2011/18 – Arrêt 2012/53) ; le 11 octobre 2013, le législateur a entériné la décision de la Cour Constitutionnelle en adoptant la loi n°6498 abrogeant l’article 65/b de la loi n°2863 en cause. La Cour d’Appel [saisie de la décision du Tribunal correctionnel portant condamnation de Nişanyan, NdT] n’a pas tenu compte de la révision et confirmé la sentence par un arrêt daté du 19 mars 2014 (Saisine 2013/8183 – Arrêt 2014/6870) qui s’appuie sur la loi n°2862, laquelle avait alors été révisée. Cette confirmation est contraire à l’article 2 de la Constitution et aux articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme, dans la mesure où Sevan Nişanyan a été condamné sur la base d’un article caduc.
Question n°1 : combien de personnes ont été condamnées et emprisonnées au titre de l’article 65/b de la loi n°2863 ?
Question n°2 : combien de personnes ont été condamnées et purgent actuellement une peine de prison au titre de l’article 65/b de la loi n°2863, désormais abrogé ?
Question n°3 : combien de personnes ont été jugées, condamnées et ont vu leur peine exécutée dans le cadre de la loi n°6498 ?
Question n°4 : que pensez-vous du fait que la Cour d’Appel confirme une décision en invoquant une infraction caduque ? Comment se fait-il que le principe de légalité des délits et des peines ait été ainsi bafoué ? Le fait qu’une juridiction excipe de sa marge d’appréciation pour refuser d’appliquer une disposition légale n’est-il pas contraire au principe de la primauté du droit ?
Question n°5 : combien de citoyens turcs ont-ils été condamnés au nom d’un article inexistant dans le Code pénal ?
Buldan n’a obtenu aucune réponse à ses questions. Et pour cause, car il n’y a pas de réponse satisfaisante à cela.
Le fond de l’affaire Sevan Nişanyan concerne tout simplement la liberté d’expression et de pensée. La vie entière de Sevan est basée sur la critique. Il s’en est pris aux lois et directives concernant les sites protégés et à l’état de droit en matière de construction au même titre que dans ses différents écrits, il s’attaque au régime, aux lois sur la presse ou à la loi pénale. Il ne s’agissait de rien d’autre qu’une critique en acte de l’état de la législation sur la construction des logements. C’est l’une des raisons de son goût pour l’expérimentation architecturale. Mais le fait que ces réalisations soient visibles par le premier imbécile venu – mes excuses aux imbéciles – a provoqué une réaction d’incompréhension et Sevan a été envoyé en prison sans que personne ne se sente impliqué. On peut certes considérer qu’il est allé trop loin dans la critique, mais c’est là sa nature profonde.
Les Arméniens de Turquie bâillonnés
Soulignons qu’avec ces bâtiments, Nişanyan visait non seulement à faire exemple en matière architecturale, mais également à proposer une autre conception de l’esthétique. En remettant le traditionnel au goût du jour, on peut dire qu’il lui a donné une portée universelle. Il s’agissait également d’une action de résistance, aussi bien contre un pouvoir incapable depuis des années de faire évoluer la loi sur la protection du patrimoine que contre la mentalité consistant à interdire en pratique toute nouvelle construction. Sevan qui s’élève contre le pouvoir dans ses écrits, a fait de même par l’architecture en faisant construire plus de quarante maisons dans le village de Şirince et en proposant des espaces de vie en commun exemplaires comme le Village des mathématiques [fondé pour vulgariser l’enseignement des mathématiques, NdT] ou l’École du Théâtre [centre public d’enseignement des arts visuels, NdT].
Il ne faut pas oublier que Sevan n’était pas propriétaire des constructions incriminées. Rien ne lui appartient, à l’exception du panneau « Bibliothèque Sevan Nişanyan » à l’entrée de la bibliothèque du Village des mathématiques, désormais menacé de destruction. Sevan avait fait don depuis longtemps de l’ensemble de ces propriétés à la fondation Nesin [fondée en 1973 par l’écrivain Aziz Nesin pour s’occuper d’enfants pauvres, NdT]. Sevan a été mis en prison volontairement au nom d’un délit de construction illégale inventé pour l’occasion. Ce qui est à l’œuvre, c’est la volonté de salir Sevan tout en prévenant les réactions qu’aurait entraînées son arrestation pour délit d’opinion. Et de fait, ce faisant, toute réaction a été étouffée. Car Sevan est une voix forte et une plume audacieuse de la communauté arménienne. Il y a un lien profond entre la mise en œuvre du programme négationniste à l’occasion du centenaire du génocide arménien et les quatre ans de prison dont Sevan Nişanyan a écopé. Sevan en prison, ce sont les Arméniens de Turquie qui se retrouvent bâillonnés. De ce point de vue, la situation est comparable à celle des intellectuels arméniens envoyés en déportation il y a un siècle de cela (à ce jour, le total des peines d’emprisonnement prononcées pour Sevan s’élève à 17 ans alors que les condamnations pour défaut de paiement des amendes sont encore à venir).
La communauté arménienne peine désormais à se faire entendre, comme on a pu le constater lors des commémorations du centenaire du génocide, qui sont une réédition du film de Russell Crowe sur la bataille des Dardanelles [La promesse d’une vie, 2014, NdT]. Les rassemblements organisés pour l’occasion sont l’occasion de voir les Shéhérazade de tous poils ressasser leurs contes des milles et nuit. L’histoire ne doit jamais se terminer, où c’est la mort qui guette !
Un silence qui dérange
Le silence assourdissant qui règne depuis près de deux ans, à l’intérieur comme à l’extérieur de Turquie, mérite qu’on s’y attarde. L’absence quasi totale de réaction à l’intérieur du pays s’explique par les mêmes raisons que celles qui ont mené Sevan en prison : Sevan est un intellectuel arménien atypique et contestataire. C’est à cause de ses origines ethniques qu’on s’obstine à détruire son travail, qui était voué à subir le même sort que le patrimoine arménien historique considéré comme « bien vacant », emval-i metruke [C’est ainsi que le droit turc a qualifié les biens et propriétés abandonnés ou saisis au moment du génocide, NdT].
Que les membres du Club Pen de Turquie [association internationale d’écrivains, fondée en 1921 par Catherine Amy Dawson Scott, NdT], capables d’écrire un roman avec une centaine de mots de vocabulaire observent un silence religieux face à un écrivain aussi prolifique que Sevan n’est pas pour étonner, ni même le fait que le président du club turc se soit opposé à la campagne de mobilisation initiée par d’autres branches du club à l’extérieur du pays. Le fait qu’un intellectuel arménien contestataire ait plus fait pour la langue turque à lui seul que l’Association de la langue turque en 80 ans [institution en charge de la réforme et de normalisation du Turc, NdT], sans même parler des écrivains susmentionnés, est légitimement ressenti comme une humiliation (2).
Qu’on permette à quelqu’un comme moi, qui ai appris le turc à l’école primaire, de le dire : il ne fallait pas s’attendre à ce qu’une clique d’écrivaillons incapable de parler et d’écrire correctement sa propre langue réagisse différemment. Comme nous l’avons dit plus haut, les médiocres se protègent contre la menace et l’attrait exercés par ceux qui s’opposent à eux… En dépit des résistances turques, le Club Pen international a attiré l’attention sur l’affaire Nişanyan. Le Club Pen turc s’est alors muré dans le silence et nous ne nous attendons pas à ce qu’il en sorte prochainement.
Quant au silence de la communauté arménienne de Turquie, il peut s’expliquer de la manière suivante : celle-ci est tombée sous le charme des fabulateurs dont nous parlions plus haut. Par ailleurs, on s’imagine mal comment une communauté ayant subi le génocide, assimilée dans la violence et qui fait encore l’objet d’appels au pogrom — dans le genre de l’arrêt rendu sur l’affaire du Prophète — pourrait agir de manière différente. Il faudrait considérer comme naturel le fait que Sevan ne puisse même plus sortir dans la rue acheter du pain pour avoir osé consacrer trois lignes à Mahomet. Sevan a présidé à la résurrection de Kirkindjé/Çirkince, lieu de naissance de la femme de lettres Didó Sotiríou, à l’origine de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature grecque, Terres de sang, et permis sa transformation en Şirince [le nom turquisé du village, Çirkince, signifiait « laid ». Le village avait été rebaptisé par les autorités Şirince, qui a le sens inverse de « mignon », « charmant », NdT]. Les habitants grecs du village, originaires d’Epire, ont été renvoyés [lors de l’échange de populations de 1923, NdT] et vivent désormais dans le village de Nea Ephesus près de Kateríni, en Macédoine grecque. Je me suis rendu sur place durant l’été 2015 pour y rencontrer le muhtar [responsable] du village, dans l’espoir que ceux-ci pourraient faire quelque chose en faveur de Sevan qui avait sauvé le village de leurs ancêtres de la destruction. Mais je m’étais leurré. On m’a répondu que Sevan était allé trop loin. Prendre parti pour Sevan aurait pu avoir des conséquences sur les allées et venues des habitants de Nea Ephesus à Şirince. Une simple prière pour Sevan en l’honneur de leurs ancêtres dans l’une des églises rénovées du village leur paraissait apparemment de trop. Sans doute celui-ci craignait-il d’empoisonner ses relations [avec le pouvoir turc, NdT], mais je ne veux pas me montrer injuste. La semaine prochaine, le muhtar est censé se rendre à Şirince pour glisser un mot sur Sevan au maire de la ville voisine de Selçuk. Je l’en ai remercié.
Parmi les ONG, Human Right Watch et Amnesty International ont tiré la sonnette d’alarme sur l’affaire Nişanyan et mentionné celle-ci dans leurs rapports respectifs. Il est étrange que, dans ce contexte, les ONG turques persistent à garder le silence, y compris la Ligue turque des droits de l’Homme qui a pourtant une commission consacrée au racisme et à la discrimination. Nous nous attendions également à ce que l’université stambouliote de Bilgi, où Sevan était chargé de cours, réagisse à cette incarcération. Celle-ci nous a fait savoir qu’elle avait certes bénéficié des compétences d’intellectuel de Sevan Nişanyan, mais ne souhaitait pas prendre parti en sa faveur. Autrement dit : « nous avons tiré profit de Sevan un temps mais nous n’avons plus besoin de lui ». Nous avons également demandé l’autorisation d’organiser une exposition à l’université du Bosphore, où Sevan a étudié, afin de montrer des photos du travail architectural réalisé à Şirince. Ceux-ci nous ont non seulement accordé l’espace demandé mais également proposé d’organiser une conférence sur le sujet, et pour cela nous sommes redevables au personnel et aux étudiants de l’Université du Bosphore.
D’autres institutions et personnes nous ont apporté leur concours. Ainsi l’Association des anciens élèves de l’école arménienne de Getronagan nous a permis d’organiser une conférence sur « l’affaire Nişanyan et le droit à la résistance » dans la salle de conférences où celui-ci, alors écolier au sein de l’école élémentaire, avait obtenu son premier prix d’excellence. Osman Kavala [mécène turc fondateur d’Anadolu Kültür, NdT] nous a également permis d’utiliser le Cezayir Meeting Hall de Beyoğlu, ce dont nous lui sommes reconnaissants, tout comme nous sommes reconnaissants à Doğan Özgüden, İnci Tuğsavul, Anjel Dikme, Saro Mardiryan, İbrahim Seven, Jozef Haddodo, Hovsep Hayreni, Nail Beth- Kinneà l’étranger, Ercan Kanar, Ayşe Hür, Korhan Gümüş, Bülent Bilmez et Zakarya Mildanoğluen Turquie qui nous ont apporté leur soutien en participant aux différentes conférences organisées. Kenan Yenice nous a également été d’un soutien précieux en imprimant l’ensemble des affiches, posters, brochures et autres, utilisé lors des rassemblements.
Ce silence qui entoure l’affaire Sevan se fait également sentir à l’extérieur du pays, en Arménie ou au sein de la diaspora. Sevan passe pour n’être pas assez Arménien. Pourtant des ouvrages comme Le pays qui avait oublié son nom ou La Turquie à l’Est d’Ankara visent à dresser l’inventaire du patrimoine arménien historique, alors qu’un site comme l’Index Anatolicus permet aux internautes de connaître et de faire partager l’histoire de la moindre bourgade d’Anatolie [voir nisanyanmap.com qui recense un très grand nombre de localités de Turquie en mentionnant l’ensemble de leurs toponymes antérieurs à la turquisation, NdT]. Ce type de travail constitue une véritable avancée historique dans la lutte pour conserver les traces du passé arménien. Mais cela n’a pas suffi à assurer à Sevan le soutien de la diaspora arménienne.
Durant les premiers mois de sa détention, des rencontres ont été organisées à Paris, Bruxelles, Vienne, Francfort et Hambourg, mais par la suite, il a été peu à peu oublié. Nous avons également rencontré l’ANCA (Armenian National Committee of America) qui a paru intéressé, mais qui, non content de ne rien faire, a omis de mentionner quoi que ce soit sur l’affaire dans ses rapports périodiques, tout en prenant soin de récompenser l’un des fabulateurs des Mille et une nuits dont nous parlions plus haut. Nous n’avons ressenti aucun intérêt de la part de la diaspora à l’exception de l’Armenian council of Europe et de l’Association des Arméniens démocrates de Belgique.Les rassemblements en l’honneur de Sevan organisés par ces associations, aux moyens par ailleurs limités, étaient à la fois chaleureux et conviviaux. En Turquie, les débats en direct avec le président de l’Institut d’Histoire turque (Türk Dil Kurumu) sur le génocide arménien, mot que si peu de gens osent prononcer, ont battu des records d’audience. Durant l’émission, les présentateurs et le président de l’Institut étaient à deux doigts d’oublier leur nom tant ils étaient ébahis.
En Arménie, l’Union des écrivains arméniensa souhaité organiser un évènement de soutien en faveur de Sevan. Nous avons partagé les informations en notre possession, envoyé les documents afférents, mais aucune nouvelle ne nous est parvenue depuis. Les ouvrages de Sevan étaient en train d’être traduits en arménien et devaient passer sous presse en octobre 2014. Aucune nouvelle non plus. Enfin le Ministère en charge de la diaspora arménienne avait décidé de décerner à Sevan le prix William Saroyan de littérature, ce qui m’avait profondément réjoui. Un an et demi plus tard, Sevan n’a toujours pas reçu le prix en question.
« Une autruche butée »
Comme tout être humain, Sevan a sans doute ses torts. Mais je doute qu’il ait mérité de se voir infliger un tel traitement. Ce silence de la société [vis-à-vis de son emprisonnement NdT] n’est pas normal, et il n’est pas plus acceptable de prendre aussi volontiers parti en faveur du pouvoir, en faveur des puissants.
Ces mots écrits et transmis par Sevan à son retour de Berlin, où vivent ses enfants, juste avant de partir en prison, méritent d’être cités :
« Tout un tas de gens croient en toi, te font confiance et cela représente une grande responsabilité. Ce n’est pas bien de les décevoir, tu n’as pas le droit. Tu as lutté et accepté les conséquences de la lutte. Prendre peur et partir dès que le vent tourne, voilà qui serait une infamie. Tu n’as pas le droit de te ridiculiser. Tu t’es battu pour réaliser tes rêves dans ton village, tu t’es lié à cet endroit. Même si une poignée de fonctionnaires se met à ronger cela comme des souris, ça ne te donne pas le droit d’abandonner cette existence. Il y a encore bien trop de choses à faire. Tu as intimé aux gens de cesser d’avoir peur, tu as dit que ce dont ce pays manquait le plus était le courage. Tu as érigé la Tour du défi [Hodri Meydan Kulesi, une tour en pierre d’une douzaine de mètres de haut qui domine les environs à Şirince, NdT]. Maintenant que l’ennemi pointe à l’horizon, cela ne te ressemblerait pas de fuir pour sauver ton petit confort personnel. Tu ne dois pas te contredire. Il y en a tant qui ont pris la poudre d’escampette. Beaucoup étaient des amis, des êtres chers. Mais tu as vu, de tes yeux la marque indélébile de la défaite qui s’était gravée sur leur front. Tu refuses de porter cette marque à ton tour. »
Nous nous sommes quittés sur ces mots, sans savoir quand nous nous reverrons de nouveau. Balloté entre plusieurs prisons, de Torbalı à Buca, de Şakran à Yenipazar, Sevan compte désormais les jours dans la prison de Söke [au sud d’Izmir, NdT] et ignore combien de temps durera sa détention. Mais nul besoin de chercher la colombe craintive en lui. Comme il le dit lui-même, il reste buté comme une autruche [« Je ressemble à une colombe qui craint pour sa vie. Mon seul réconfort désormais, ma seule garantie, c'est de songer qu'au moins, dans ce pays, les hommes ne touchent pas aux colombes » a écrit Hrant Dink peu avant son assassinat. À quoi Nişanyan réplique pour sa part : « Ne cherchez pas chez moi la colombe craintive. À tout prendre, je suis plutôt de la race des autruches butées », NdT]
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(1) Chronique d’Etyen Mahçupyan dans Zaman, 26 janvier 2014, « Un homme qui s’appelle Sevan Nişanyan ».
(2) Sevan Nişanyan est l’un des linguistes de Turquie ayant le plus contribué aux recherches étymologiques sur la langue turque. L’ouvrage publié en 2002, La racine des mots, dictionnaire étymologique du turc contemporain est une bible en la matière. [On peut également consulter gratuitement ce dictionnaire en ligne à l’adresse http://www.Nişanyan sozluk.com/ , NdT]